Bienvenue dans ce 2e article de Décrypto ! Nous connaissons tous ce fameux concept historique, la « décolonisation ». Mais qu’est-ce que c’est vraiment ? Et pourquoi l’associe-t-on souvent au « Tiers-Monde » ? Vous l’aurez compris, nous allons étudier brièvement l’ambition complexe d’un nouveau « Tiers-Monde » dans un objectif de décolonisation.

Une archive tirée de « Décolonisations, du sang et des larmes », réalisé par Pascal Blanchard et David Korn-Brzoza. GAUMONT PATHÉ ARCHIVES

Des termes ambigües et polémiques

Tentons d’abord de définir les termes du sujet :

décolonisation : processus d’émancipation des territoires coloniaux vis-à-vis des métropoles colonisatrices

Tiers-Monde : expression qui peut se rapporter à un ensemble de pays dans le monde bipolaire, ne se rattachant à aucun bloc et étant en carence de développement.

Ces définitions sont à prendre avec des pincettes : en effet, elles ont été attribuées par des politiques extérieures aux pays qu’elles désignent. De plus, leur connotation légèrement péjorative nous interroge sur son emploi aujourd’hui. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elles sont des déterminants efficaces pour comprendre le monde post-1945.

Des héritages d’indépendance des XVIIIe-XIXe siècles

Le livre scolaire

On a tendance à penser que la décolonisation émerge après les conflits mondiaux qui ont opposé les grandes puissances au détriment des colonies qui en ont payé un lourd tribut. Néanmoins, cela est à remettre en cause : en effet, dès le XVIIIe siècle, les premiers processus de décolonisation apparaissent, sous la forme de politiques d’indépendance1.

Le 4 juillet 1776, les Etats-Unis d’Amérique proclament la Déclaration d’indépendance, se détachant alors profondément de la couronne britannique. Bien que les américains refusent de l’admettre, c’est un des premiers processus de décolonisation (les Anglais avaient établis des colonies sur la façade est après 1495).

Même constat pour Haïti qui proclame son indépendance vis-à-vis de la France en 1804.

Et en Inde, le parti du Congrès qui a pour première revendication, l’indépendance, est formé en 1885. Le Brésil se détache du Portugal en 1822. Par ailleurs, les puissances2 conservent toutefois leur impérialisme3 à la veille des conflits destructeurs du « XXe siècle des excès ».

Le choc de la guerre

La Seconde Guerre Mondiale frappe l’Europe et l’Asie et bouleverse les rapports entre les Hommes et notamment entre les métropoles et les colonies. Depuis l’invasion japonaise de la Mandchourie en 1937, les terres arrachées aux populations locales se multiplient. Ainsi, la France renforce sa domination sur l’Indochine et l’Algérie. Mais déjà, les jeunes Nations Unies4, à la différence de la Société des Nations (SDN)5, instituent dans la charte de San Francisco, « le droit des territoires non-autonomes et sous tutelle à disposer d’eux-mêmes » (précisé à la conférence du 16 décembre 1952). Un premier progrès mais qui reste limité.

L’URSS, durement impactée par le conflit, se voit dépossédée de plusieurs de ses républiques telles que l’Ukraine et la Finlande. Au Moyen-Orient, de nombreux territoires expriment vivement leur volonté d’indépendance pour se libérer du joug des accords franco-britanniques Sykes-Picot6 de 1916. C’est le cas d’Israël et de la Palestine (création de l’Etat israélien le 15 mai 1948).

L’émergence d’un Tiers-Monde dans la Guerre Froide

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C’est véritablement la période du monde bipolaire (1947-1991) qui permet aux colonies de se détacher des empires et puissances occidentales. Un « Tiers-Monde » va alors émerger au centre de l’équilibre de la terreur7 instauré par les Etats-Unis et l’URSS dès la fin de la guerre.

L’indépendance la plus marquant et importante demeure celle de l’Inde, bien que de nombreuses autres colonies aient manifesté leur volonté de se libérer des métropoles.

Depuis la formation du Congrès national en 1885 (voir plus haut), le Royaume-Uni ne se préoccupait guère du sort de l’Inde, l’utilisant économiquement pour le thé notamment. Ce n’est qu’après la Première Guerre Mondiale que le sort des indépendantistes va changer. Le pacifiste Gandhi8va alors organiser des mouvements de désobéissance civile contre les autorités coloniales. En parallèle, la minorité musulmane qui craint d’être piégée lors des pourparlers9 avec les Britanniques, formule dès les années 1930 son souhait de fonder un état indépendant, le Pakistan. Et le 15 août 1947, les états indiens et pakistanais sont créés, après des années de violences et de massacres perpétrés par les Anglais.

La France, quand à elle souhaite conserver quelques territoires et ces derniers le payeront au prix de la guerre d’Indochine et de celle d’Algérie.

En Égypte, c’est la situation du Canal de Suez (photo) qui prend de l’ampleur. En effet, le leader égyptien Nasser10 en 1953-54 exprime sa volonté de nationaliser11 le canal. S’ensuit un conflit entre les français, britanniques et israéliens où les USA et l’URSS interviendront pour favoriser la paix.

Mais Nasser avait inscrit dans son programme ceci : il voulait apparaître comme un leader du « Tiers-Monde ». L’expression, d’abord théorisée par Alfred Sauvy et faisant implicitement référence au « tiers-état » français ; prend ici tout son sens.

Un troisième pôle ou le non-alignement du Sud

Conférence de Bandung-Tous droits réservés

Clarifions la situation :

1947 : début du monde bipolaire où les puissances et doctrines américaines et soviétiques se font face.

1956 : crise de Suez qui aboutit à l’émergence d’un nouveau pôle plutôt dans des pays du Sud du globe.

Le monde assiste à la naissance progressive du « Tiers-Monde », le 3e camp de la Guerre Froide. Initié à la conférence de Bandung en 1955 qui voit se réunir les leaders des pays non-alignés12 ; le terme est alors utilisé pour décrire la neutralité profonde de ces nouveaux pays décolonisés pour la plupart, envers les 2 blocs.

Nasser et Khrouchtchev Tous droits réservés

Avec le soutien de l’Indien Nehru13, l’Indonésien Sukarno, le Chinois Zhou Enlai et du yougoslave Tito14 ; Nasser renforce les liens avec le monde communiste (à gauche, avec le dirigeant Khrouchtchev). L’URSS est en proie à de multiples vagues de révoltes, comme celles de Pologne et de Hongrie qui veulent effacer les purges soviétiques et les crimes nazis. La mort de Staline en 1953 avait suscité de vives tensions entre les républiques satellites15.

Enfin, les conférences se multipliant, l’ONU reconnaissant les nouveaux pays et les intégrant à l’organisation ; le monde assista alors à la disparition des formes primaires de la colonisation (mais certains conflits se poursuivirent jusque dans les années 1960-70 : accords d’Evian en 1962 en Algérie, guerre du Vietnam jusqu’en 1975, coup d’état en Argentine en 1975…).

Des mémoires et blessures profondes, douloureuses

Hergé, tintin.com – Tous droits réservés

La colonisation apparaît comme une tache de sang dans l’histoire des peuples victimes. Chacun, depuis son indépendance, lutte pour oublier toute trace d’un passé honteux et discriminant. Mais les blessures sont tellement profondes qu’il est difficile d’y échapper.

En France, par exemple, le souvenir du conflit en Algérie divise beaucoup dans la société. Nombre d’historiens ont été amenés à travailler le sujet et se sont interrogés sur les modalités de la domination des métropoles. C’est le cas de Raphaëlle Branche qui a publié une brillante thèse montrant les détails des tortures commises. L’historien Benjamin Stora a lui aussi tenté de synthétiser le conflit et a proposé une interprétation au président de la République en 2021 (voir photo plus bas avec le président algérien).

Le président français et le président algérien en août 2022
ALGERIAN PRESIDENCY/HO/EPA/MAXPPP

Ainsi, les mémoires des victimes (et des accusés) sont douloureuses, profondes et beaucoup refusent d’en parler.

L’art et la culture, mobilisés par les gouvernements durant cette période ont été sollicités pour produire un discours dans le sens des métropoles. De nombreuses affiches de propagande ont mis en lumière cette période. Et de nombreux mouvements se sont alors exprimés pour affirmer leur volonté de s’affranchir de cette douloureuse étape de l’histoire.

Madinin-art

Par exemple sur cette affiche, tous les symboles de la domination de la métropole sur la colonie sont visibles. Marianne est sur un piédestal, entourée du drapeau français, de représentants de la justice, de la santé et de l’éducation. Elle apporte, en plus de la technologie, aux peuples colonisés, la prospérité.

Autre sujet de polémique artistique : la bande-dessinée « Tintin au Congo » (voir photo de titre). Bien qu’il soit destiné à un public jeunesse, cet ouvrage soulève de nombreux problèmes. Accusé de véhiculer des préjugés racistes et de favoriser le braconnage et le safari animal, Hergé, avec cette BD commandée par le gouvernement belge ; permet au discours colonial de se diffuser. Il s’est démenti de toutes accusations et remet en cause l’expression des arguments de la métropole. Heureusement, de nouvelles éditions ont pu calmer les polémiques et des avertissements sont mentionnés pour recontextualiser cette aventure de Tintin.

Et aujourd’hui ?

PCF 2019

Si la colonisation a tendance a s’effacer avec les années, il est plus que difficile de faire abstraction de son passé. Certaines associations et/ou expositions comme celle de 2019 pour valoriser l’ »anticolonisation16 » font progresser les débats. Mais certains politiques prônent encore un discours de domination et certains pays sont encore influencés.

La géopolitique internationale actuelle a gagner en puissance et a permis à ces nations de devenir autonomes et de s’affirmer sur la scène mondiale. Le terme « Tiers-Monde » encore employé, est à critiquer puisque de nombreux pays du Sud pèsent de plus en plus dans les décisions (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud (BRICS)).

Aujourd’hui, la complexité d’un monde multipolaire17 permet à chaque pays de s’affirmer et d’exprimer librement ses ambitions.

TL

Note et vocabulaire :

La majorité des notions ont été extraites des chapitres de HGGSP et d’histoire, ainsi que sur des sites spécialisés.

1. Politiques d’indépendance :  condition pour un pays ou Etat dans lequel la population exercent une liberté totale, un autogouvernement et s’affirmant souverain.

2. Puissances : capacité d’un pays à influencer les autres via la politique, l’armée, l’économie, la culture…

3. Impérialisme : stratégie de conquête pour la formation d’un empire ou d’une domination.

4. Nations Unies (ONU): organisation internationale créée en 1945 qui a pour objectif de maintenir la paix et la sécurité dans le monde, via divers unités, des forces de maintien de la paix et d’un conseil de sécurité.

5. Société des Nations (SDN) : organisation internationale introduite lors du traité de Versailles en 1919 qui prône le libre-échange, le désarmement, la résolution des conflits et des objectifs de meilleur qualité de vie. Elle fut mise en échec dès les années 1925.

6. Accords franco-britanniques Sykes-Picot : accords secrets signés entre la France et le Royaume-Uni en 1916, qui prévoient le découpage du Proche-Orient à la fin de la guerre (démembrement de l’empire Ottoman).

7. Equilibre de la terreur : doctrine militaire reposant sur la dissuasion de l’arme nucléaire durant la Guerre Froide.

8. Mohandas Karamchand Gandhi (ou Gandhi) : 1869-1948/dirigeant politique, guide spirituel, indépendantiste indien qui a œuvré pour l’indépendance de l’Inde toute sa vie, considéré comme le « père de la nation ».

9. Pourparlers : négociations précédant la signature d’un contrat ou traité de paix.

10. Gamal Abdel Nasser : 1918-1970/homme d’Etat égyptien favorisant la politique panarabe et socialiste en Egypte, se présente comme un leader du Tiers-Monde après avoir obtenu la nationalisation du Canal de Suez. Son successeur fut Sadate.

11. Nationaliser (nationalisation) : fait de transférer une propriété privée à l’Etat, sur son sol (ici, la nationalisation du Canal de Suez soit le transfert d’une propriété franco-britannique à une propriété de l’Etat égyptien).

12. Pays non-alignés : groupe de nations n’appartenant à aucune puissance ou bloc, et « pouvant s’apparenter à des partisans du Tiers-Monde » (terme à prendre avec des pincettes).

13. Jawaharlal Nehru : 1889-1964/homme d’Etat indien, figure de proue du mouvement indépendantiste de l’Inde, premier ministre dès 1947, fondateur de l’Etat moderne laïc.

14. Josip Broz Tito : 1892-1980/homme d’Etat yougoslave, résistant communiste, chef du gouvernement indépendantiste de Yougoslavie, co-fondateur du mouvement des non-alignés.

15. Républiques satellites : ensemble de républiques communistes de l’Est qui étaient « satellisées » par l’URSS durant la Guerre Froide, c’est à dire qu’elles étaient sous le joug de l’URSS.

16. Anticolonisation :  courant de pensée, ensemble d’attitudes politiques et philosophiques, répertoire d’actions et d’organisations collectives dont le but est la remise en cause des principes, modalités et conséquences socio-économiques du système colonial.

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